Comment apprécier la cuisine kaiseki en rendant grâce aux bienfaits de la nature
Classé au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO, le washoku influence les chefs du monde entier. Incarnant tout particulièrement la cuisine japonaise de l’esprit « omotenashi », la cuisine kaiseki est fondée sur l’hospitalité et cherche à ce que les convives profitent de la saison avec leurs cinq sens. M. Kundo Koyama est le patron du restaurant de Kyoto Shimogamo Saryo, qui existe depuis près de 160 ans, et œuvre également en tant que producteur du projet sur le thème de l’alimentation pour l’Expo 2025 au Japon. Je me suis aussi entretenue avec M. Naotaka Motoyama, chef de cuisine du Shimogamo Saryo, à propos de la cuisine kaiseki, qui serait l’origine de la cuisine japonaise.
Le terme kaiseki désigne la cuisine consommée lors de la cérémonie du thé, avant que le thé ne soit servi. Conçue par Sen no Rikyu, connu pour avoir crée le wabicha (cérémonie du thé de style austère) à l’époque Azuchi-Momoyama (1568-1600), elle puise ses origines dans le repas servi lors de la cérémonie du thé. Le style qui consiste à proposer les plats un par un au fur et à mesure qu’ils sont prêts, afin que les choses chaudes soient appréciées encore chaudes et les choses froides telles quelles, est la base de la cuisine japonaise. Ensuite, durant l’époque d’Edo est née une cuisine kaiseki distincte de la cérémonie du thé et qui s’écrit avec des sinogrammes différents. Elle permettait de déguster des plats préparés par des chefs professionnels lors de banquets informels. Cette culture a été largement perpétuée jusqu’à nos jours. Aujourd’hui, la cuisine kaiseki peut être dégustée dans des restaurants appelés « ryotei », aménagés et décorés dans un style japonais traditionnel et accueillant souvent des fêtes de famille, repas d’affaires, etc.
M. Koyama m’a expliqué comment apprécier pleinement le temps d’un repas dans un restaurant ryotei, un concentré de l’esthétique culinaire japonaise. « Il ne faut pas considérer un ryotei comme un lieu guindé et formel. Il s’agit avant tout de profiter de la saison avec vos cinq sens. Dès que vous franchissez les portes d’un ryotei, de nombreux éléments vous permettent de ressentir la saison, comme la vue sur son jardin et son hall d’entrée, ou bien la calligraphie et la composition florale placées dans l’alcôve prévue à cet effet. En ce qui concerne la cuisine également, les saveurs ainsi que le style de service, la vaisselle, etc. sont dans l’esprit de la saison. Vous pouvez le voir avec vos yeux, le savourer pleinement à travers les arômes et les textures des aliments, et parfois même les sons, tout cela concourant à créer un moment unique. N’hésitez pas à demander au personnel si vous ne comprenez pas quelque chose, comme la façon de tenir vos baguettes ou la vaisselle, ou ce qui est écrit sur le rouleau suspendu. C’est ainsi que naissent les échanges. »
M. Koyama, qui est souvent actif dans la transmission des charmes du washoku à l’étranger, affirme que la caractéristique distinctive de celui-ci réside dans la saveur « umami ». « La cuisine japonaise présente des gradations de saveurs. La cuisine occidentale ajoute des couches de saveurs avec des sauces sur les aliments, ou assaisonne les plats tout simplement avec du sel. La cuisine japonaise, en revanche, crée de la profondeur et une richesse d’expression en recourant à des bouillons à base de plantes comme des algues kombu et des champignons shiitake séchés. Je pense qu’il s’agit de sa caractéristique la plus distinctive. »
D’autre part, la sélection d’ingrédients saisonniers et le maniement du couteau sont importants pour exprimer l’esprit de la saison en cuisine. Shimogamo Saryo met l’accent sur cet esprit en incorporant principalement des légumes traditionnels locaux connus sous le nom de « Kyo yasai ». Le restaurant recourt en effet activement aux légumes cultivés à Kyoto depuis les temps anciens. Il s’agit par exemple des carottes de Kyoto au rouge vif et éclatant caractéristique en hiver, des pousses de bambou annonçant le printemps, des aubergines Kamo à la texture juteuse et des citrouilles Shishigatani à la saveur simple et élégante en été, ou encore des châtaignes Tamba à la texture légère et floconneuse et au goût parfumé et sucré en automne. La découpe artistique des légumes pour apporter aux plats un esprit saisonnier est une technique au couteau appelée « kazari-kiri (coupe décorative). » Les carottes qui garnissent un bol sont également disposées pour évoquer notamment des fleurs de prunier ou de cerisier ou des feuilles colorées selon la saison. D’après le chef cuisinier M. Motoyama, de longues années de pratique sont nécessaires pour manier correctement les couteaux. « La cuisine japonaise utilise différents couteaux en fonction des variétés de légumes ou de poissons. Il faut cinq ans pour maîtriser les nombreux types de couteaux, qui comprennent l’usuba, le deba et le yanagi. » L’usuba tranche les légumes, le deba sépare les différentes parties du poisson et du poulet, et le yanagiba découpe magnifiquement le sashimi. Toutes ces techniques au couteau qui permettent de couper les ingrédients avec beauté et sans gaspillage ont un impact considérable sur l’aspect et le goût des plats.
L’association de la vaisselle à sa cuisine est également l’occasion pour un chef d’exprimer tout son talent. « Tout comme les aliments changent en fonction des saisons et des événements, la vaisselle doit elle aussi évoluer en conséquence. La vaisselle se décline en des formes et motifs variés, composés notamment de plantes, d’animaux ou de motifs géométriques, et dans le restaurant, chaque élément est utilisé de façon spécifique selon l’occasion pour laquelle le client est venu », explique M. Motoyama. En outre, l’impression suscitée par un plat peut changer en fonction de la matière de la vaisselle. « La vaisselle en porcelaine translucide est généralement délicate et brillante, avec des images colorées, etc., tandis que la vaisselle en céramique est plus chaleureuse, offrant au toucher une sensation et une texture uniques. La vaisselle en laque, elle, n’est pas seulement agréable au toucher, mais aussi au goût, et fait ressortir pleinement la succulence de la cuisine. Son lustre s’améliore au fil des longues années d’utilisation soigneuse, et elle se transforme ainsi pour revêtir des teintes encore plus profondes. » Par exemple, la vaisselle en porcelaine est dédiée aux plats froids comme les hors-d’œuvre et le sashimi, tandis que la vaisselle en céramique s’adresse aux plats grillés, et la vaisselle en laque - qui offre une excellente isolation - aux soupes chaudes. La vaisselle, suivant ces éléments et d’autres, est combinée en fonction du plat et de la saison.
Les ryotei ne sont pas seulement des endroits où l’on mange de délicieux plats, déclare M. Koyama. « Bien que le contenu de la cuisine change au fil des époques, le respect de la nature qui en est la base reste immuable. » Les Japonais sont un peuple qui vénère la nature depuis les temps anciens et qui a conscience de vivre au cœur de celle-ci. C’est pourquoi il importe que la cuisine soit un moyen de rendre grâce à la nourriture qui est un bienfait de la nature. L’acte de chérir les quatre saisons manifeste notre gratitude envers la nature, et un ryotei est l’endroit où ce sentiment est transmis au client à travers la cuisine. »
La cuisine kaiseki servie par Sen no Rikyu n’avait rien de luxueux. Elle utilisait des aliments de saison à portée de main et était préparée en veillant à employer des quantités pouvant être entièrement consommées. Cette façon de proposer des plats « à manger entièrement » un par un dans un ordre déterminé est toujours, elle aussi, perpétuée aujourd’hui par les ryotei. M. Motoyama a aussi abordé la manière de sélectionner les ingrédients. « Au Japon, lorsqu’il s’agit de poisson, la plupart des gens tiennent à ce qu’il soit sauvage, et il y a une tendance à tout faire pour se procurer le poisson sauvage, même s’il se fait rare aujourd’hui. Je pense que les chefs cuisiniers doivent désormais eux aussi prendre en compte la conservation des ressources marines, et repenser le choix de leurs ingrédients plutôt que de vouloir absolument utiliser des espèces de poissons en voie de disparition. Je m’efforce d’utiliser mes compétences en matière de préparation des aliments pour maintenir la qualité tout en utilisant des poissons d’élevage de la façon la plus adaptée. »
Au Japon, on dit « itadakimasu » avant un repas, ce qui signifie que l’on remercie la nature à travers le fait de manger, explique M. Koyama. « Beaucoup de gens commencent maintenant à réaliser que la nourriture que nous mangeons n’est pas en quantité infinie. À notre ryotei, nous voulons que les convives réunis partagent un sentiment de bienveillance, tout en éprouvant que le temps du repas, que nous considérons normalement comme acquis, est en fait un moment miraculeux. J’espère que l’expérience offerte au sein de cet espace qu’est la tradition enrichira chaque jour. »
Kundo Koyama
Né dans la préfecture de Kumamoto en 1964. Auteur d’émissions, scénariste. Vice-président de l’université des arts de Kyoto. Il a participé à de nombreux programmes télévisés, notamment « Ryori no Tetsujin (Iron Chef) », « Sekai Isan (Patrimoine mondial) », et a reçu le prix du meilleur scénario aux Japan Academy Awards pour le film « Okuribito (Departure) ». Il est également le créateur du personnage mascotte de la préfecture de Kumamoto, « Kumamon ». Outre ses activités d’écriture, il travaille en tant que conseiller régional et commercial et possède le restaurant Shimogamo Saryo. Il a été nommé producteur du projet sur le thème de l’alimentation pour l’Expo 2025 Osaka, Kansaï au Japon.
https://www.n35.co.jp/
Naotaka Motoyama
Né dans la préfecture de Saga en 1981. Influencé par son père chef cuisinier, il a décidé de suivre la même voie et a appris le métier dans des restaurants japonais de Tokyo de longues années. En mars 2016, il devient chef de cuisine au Ginza Shimogamo Saryo Higashi no hanare lors de l’ouverture du Tokyu Plaza Ginza, et en juin 2017, il est nommé chef de cuisine au Shimogamo Saryo de Kyoto. Il est responsable des cuisines des restaurants de Kyoto et de Ginza.
https://www.shimogamosaryo.co.jp/
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Crédit photo : Shimogamo Saryo
Texte : Junko Kubodera