Cuisiner au royaume de la fermentation : les saveurs traditionnelles de la péninsule de Noto
(Les konka iwashi sont des sardines fermentées dans du son de riz, ou nuka en japonais. Bien que proches des anchois, leur saveur est plus prononcée et s’intensifie plus elles sont laissées longtemps à fermenter. Photo : AKIRA YUASA)
La belle-mère de Benjamin Flatt le regardait fixement en train de mâcher. Elle venait de lui servir un bol de riz sur lequel reposait une petite portion de konka iwashi, des sardines fermentées, qu’il avait ingurgitée sans la moindre hésitation. « Elle m’observait avec la plus grande attention, s’attendant à ce que je lui dise ne pas aimer cela », se souvient M. Flatt. « Mais j’étais en train de découvrir une saveur incroyablement délicieuse. C’était génial, j’ai vraiment adoré. »
C’est de cette façon que s’est déroulé le premier contact de ce chef australien avec la culture des aliments fermentés de Noto, une péninsule reculée de l’Archipel, saillante à l’extrémité nord comme un pouce recourbé dans la mer du Japon. C’était en 1996, et il venait d’arriver il y a peu avec sa femme, Chikako Funashita, pour prêter main-forte dans l’auberge des parents de cette dernière. Il avait grandi dans la campagne australienne, où il avait travaillé dans le restaurant tenu par sa famille, adoptant une approche « de la ferme à la table » qui consistait à utiliser des ingrédients produits à l’échelle locale, ce qui paraît naturel quand on habite au milieu de nulle part. C’est pourquoi même s’il n’a pas été entièrement surpris par les paysages sauvages de Noto et sa riche et unique culture culinaire, il a quand même eu un peu l’impression de débarquer dans un tout autre monde.
Benjamin Flatt et sa femme, Chikako Funashita, tiennent Flatt’s Noto, un restaurant et chambre d’hôtes dans la péninsule de Noto. Photo : AKIRA YUASA
Il n’était pas vraiment intimidé non plus, puisqu’il n’était pas étranger aux fromages forts, fromages bleus ou « autres choses de ce genre ». Mais ce qu’il a découvert ici était d’un tout autre niveau. Les sardines konka iwashi qu’il avait goûtées pour la première fois avaient été laissées à fermenter dans du son de riz pendant plus d’un an. Et pourtant, les poissons argentés avaient l’air tout aussi frais que s’ils venaient d’être sortis de l’eau. « Je me suis alors demandé comment quelque chose qui était resté si longtemps dans un seau n’allait pas me tuer », nous confie-t-il. Mais M. Flatt a été séduit, et il est devenu un avide étudiant de la culture culinaire de sa terre d’adoption. Sa femme et lui ont alors commencé à préparer leurs propres konka iwashi ainsi que de nombreux autres ingrédients fermentés afin de les utiliser dans les plats qu’ils proposent à Flatt’s Noto, un restaurant et chambre d’hôtes qu’ils ont ouvert en 1997.
Noto est surnommé le royaume de la fermentation, une affirmation audacieuse quand on connaît les liens culturels et historiques très répandus que le Japon entretient avec la saumure et la fermentation. Mais ce postulat n’est pas à prendre à la légère. L’isolation de la région implique une certaine autonomie et le climat – des étés chauds et humides faisant place à des hivers au froid cinglant – créé un environnement idéal pour une fermentation optimale. La mer et les montagnes fertiles sont également synonymes d’une multitude d’ingrédients avec lesquels composer. Traditionnellement, la fermentation était utilisée à des fins d’autosuffisance, chaque ménage préparant ses propres vivres fermentés, et c’est généralement le modèle encore adopté de nos jours. « Par exemple, lorsque l’on rend visite à quelqu’un en période de festival, on reçoit souvent en cadeau des aliments fermentés préparés par la grand-mère selon une recette familiale », nous explique M. Flatt.
Les rizières de Shiroyone Senmaida sont classées comme « lieu spécial de beauté pittoresque » et représentent l’importance accordée aux méthodes de production traditionnelles.
La culture des aliments fermentés de Noto a suscité de l’intérêt et gagné en popularité ces dernières années. En 2011, l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a reconnu le système agricole de la région, qui fusionne des écosystèmes marins et terrestres, en tant que Système ingénieux du patrimoine agricole mondial. En 2024, la sauce ishiri, une recette à base de poisson propre à Noto, s’est vu attribuer une indication géographique (GI), l’homologuant comme l’une des trois principales sauces à base de poisson du pays, et a également été enregistrée en tant que Patrimoine culturel folklorique immatériel.
L’ishiri est fermentée pendant l’hiver, ce qui permet de ralentir le processus afin de garantir que la sauce ne tourne pas avant que la fermentation ne commence. « Pour vous donner une idée du caractère restreint de cette culture, nous préparons cette sauce avec du sel et des entrailles de calmar, tandis qu’à 50 kilomètres de là, ce sont des maquereaux et des sardines qui sont utilisées », commente M. Flatt. « Elle est deux fois plus concentrée en umami que de la sauce soja », précise-t-il. « Si j’ajoute de l’ishiri à une soupe de pommes de terre, vous en sentirez le goût et l’arôme en fond, mais la véritable saveur sera celle des pommes de terre, dont l’umami sera fortement accentué par la sauce. » Il utilise également cette sauce dans d’autre plat, tels que des pâtes à l’encre de calmar, dans lesquelles l’ishiri forme une sauce noire placée sous une crémeuse sauce blanche agrémentée de calmar sur le dessus, offrant une saveur qui s’intensifie avec chaque bouchée.
Dans d’autres plats, l’ishiri peut aussi remplacer le sel. Au lieu d’ajouter du sel dans ses pâtes à la carbonara, par exemple, M. Flatt y utilise de l’ishiri pour rehausser le goût. « À vrai dire, j’en suis arrivé au point où si je n’en utilisais pas dans ma cuisine, j’aurais l’impression qu’il y manque quelque chose », nous confie-t-il.
L’un des plats auxquels il ajoute de l’ishiri est les pâtes à l’encre de calmar : des pâtes avec une crémeuse sauce blanche qui vient recouvrir une sauce ishiri aromatisée à l’encre de calmar, le tout agrémenté d’anneaux de calmars. Photo : AKIRA YUASA
Les konka iwashi, qui ont constitué la première expérience de M. Flatt avec les aliments fermentés de Noto, sont des sardines fermentées dans du nuka (ou son de riz), du sel et des piments. Leur saveur est similaire à celle des anchois, mais offre un umami plus prononcé, puisque l’huile utilisée pour les anchois dilue la saveur. « Le son de riz conserve les saveurs dans les sardines et en absorbe également une partie lui-même », explique M. Flatt. « Vous pouvez commencer à les consommer après six mois, mais comme tout processus de fermentation, plus on attend et plus le goût s’intensifie. » Bien que les konka iwashi soient traditionnellement grillées, puis servies sur du riz, il a découvert qu’elles étaient très polyvalentes, pouvant être utilisées notamment pour des plats de spaghettis aglio e olio, des salades César ou en tant que base pour le dashi.
Un aliment particulièrement typique de Noto est le hinezushi, un type de sushi qui remonte plus loin que la version Edo-mae à laquelle pensent la plupart des personnes lorsqu’on évoque les sushis. Si ces derniers sont destinés à être consommés rapidement, le hinezushi a été développé afin de préserver le poisson et le riz pendant de longues périodes. La recette consiste en des couches de maquereau espagnol et de riz, de la feuille d’un poivrier japonais parfumé du nom de sansho et de piments. Le plat est soumis à un processus de fermentation lactique, ce qui signifie qu’il fermente continuellement et doit donc être consommé dans les trois mois. « On le surnomme le ‘fromage de la mer’ », indique M. Flatt. « Ce n’est pas un plat très répandu et n’est pas au goût de tous, mais c’est délicieux. » Il en utilise avec des vinaigrettes, en amuse-gueule ou dans des sauces.
Le hinezushi consiste en des couches de maquereau espagnol avec du riz et du poivre sansho parfumé. « On le surnomme le ‘fromage de la mer’ », indique M. Flatt. Photo : AKIRA YUASA
Le couple prépare l’intégralité des spécialités de Noto susmentionnées chez eux, et ce n’est qu’un début. Ils fabriquent également leur propre miso, conservent à sec du maquereau roi à la façon du jambon cru et font saumurer du radis daikon, des umeboshi (prunes salées) ainsi que des plantes de montagnes. « C’est un cycle de production qui dure toute l’année, nous maintenant non seulement occupés mais nous permettant aussi d’être conscients du changement des saisons », nous dit Mme Funashita.
La fermentation est un processus qui se déroule tout au long de l’année, divers ingrédients étant préparés en fonction des saisons. Photo : AKIRA YUASA
Lorsqu’un tremblement de terre ravageur a frappé la péninsule de Noto le jour de l’An 2024, le couple a fermé son établissement pour aider au rétablissement et à la reconstruction de la région. Ils se concentrent depuis sur la préservation de la culture alimentaire de Noto, et plus particulièrement des ingrédients qui sont devenus plus difficiles à trouver à cause des champs, forêts et lieux de pêche endommagés. Ils ont établi une organisation à but non lucratif du nom de Noto Support, qui interviewe des femmes de la région au sujet de leurs traditions culinaires. Ils ont aussi récupéré 3 000 ensembles de laque de Wajima, très prisés, qu’ils conservent en attendant que les habitants reviennent. Par ailleurs, ils ont organisé des événements à Tokyo et ailleurs afin de présenter la cuisine de Noto dans l’espoir de garder cette culture en vie. Le restaurant rouvrira ses portes en avril 2025.
Le couple espère que de nombreux visiteurs attirés par la région seront aussi sensibles qu’eux à ce que Noto peut offrir et qu’ils seront disposés à s’immerger au cœur des modes de vie de Noto. M. Flatt souligne la longue histoire de la culture culinaire de Noto, attribuant sa longévité aux abondantes ressources de tout ce dont les gens ont besoin pour vivre dont bénéficie la région. « Noto va continuer à aller de l’avant », affirme-t-il. « Les gens continueront d’apprécier la beauté de ses terres et les saveurs de ses plats. Et nous espérons que grâce à nous et à l’aide de nombreux jeunes de Noto, nous parviendrons à maintenir cette importante culture culinaire bien vivante. »