Roulez barriques ! La fermentation dans des cuves en bois est la recette idéale pour une sauce soja de caractère

Lorsque l’entrepreneur Mantaro Takahashi s’est lancé dans les affaires, c’était un salaryman ordinaire qui parcourait le Japon pour vendre des instruments de précision à ses clients. Bien que Mantaro Takahashi n’ait occupé ce poste que pendant trois brèves années, cette expérience a été déterminante pour la suite de sa vie. Pourquoi ? Parce que plus il voyageait, plus il s’est intéressé aux industries locales traditionnelles du Japon, en particulier à la fabrication artisanale de la sauce soja.

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Mantaro Takahashi, fondateur et directeur de Shokunin Shoyu dans son magasin de Maebashi

À l’âge de 26 ans, M. Takahashi a quitté le fabricant qui l’employait pour créer Shokunin Shoyu, un magasin spécialisé dans les meilleures sauces soja artisanales du Japon. La logique de son entreprise repose sur deux idées clés. Premièrement, il a constaté que même si la sauce soja faisait partie intégrante de la vie quotidienne des Japonais, peu d’entre eux accordaient une véritable attention à quelle sauce soja ils allaient utiliser en particulier. Deuxièmement, la plupart des gens considéraient la sauce soja comme une entité monolithique, alors qu’il s’agit en fait d’un univers à part entière, avec toute une diversité de produits et de producteurs. M. Takahashi savait que s’il pouvait persuader les gens d’explorer cet univers, il pourrait créer un nouveau marché.

Il existe six types de sauce soja de base, allant de shiro (« blanche »), usukuchi (« légère »), amakuchi (« sucrée ») à koikuchi (« corsée ») en passant par saishikomi (« refermentée ») et tamari (« liquide s’écoulant de la pâte de soja fermentée »). Elles couvrent l’intégralité d’une gamme allant de sauces de couleur claire, salées et avec peu d’umami, à des sauces sombres, moins salées et riche en umami. C’est avec les plats légers et délicats comme le tofu, l’omelette ou le poisson blanc que les sauces shiro et usukuchi se marient le mieux, tandis que les sauces saishikomi et tamari s’accordent bien avec le sashimi rouge ou le steak.

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Dans le sens des aiguilles d’une montre à partir de 9 heures : koikuchi, shiro, saishikomi, amakuchi, tamari, usukuchi

En outre, les préférences varient d’une région à l’autre. « Dans l’est du Japon, la sauce koikuchi est le type standard, alors que dans l’ouest, les gens aiment à la fois les sauces koikuchi et usukuchi. Dans le centre du pays, ils préfèrent la sauce koikuchi, tandis que les personnes plus âgées apprécient les sauces shiro et tamari. Au bord de la mer du Japon, la préférence va à la sauce sucrée amakuchi », explique M. Takahashi.

Actuellement, le Japon compte environ 1 100 fabricants de sauce soja (contre 1 600 en 2007, soit une baisse de 31 % !). Toutes ces sauces ont un goût différent, qui dépend non seulement de leur type, mais aussi de facteurs comme le lieu, le climat ou le matériau du récipient de fermentation (bois, métal ou plastique).

Le boom des bières artisanales au Japon a convaincu M. Takahashi que les consommateurs étaient de plus en plus ouverts à ce type de complexité gustative. « Avec la bière, les consommateurs voulaient quelque chose de typé, des bières ayant un caractère propre à une région et à un brasseur spécifiques », explique-t-il. L’objectif de Shokunin Shoyu était d’importer ce « modèle artisanal » dans l’univers de la sauce soja et de mettre en relation des consommateurs de plus en plus aventureux avec des fabricants traditionnels locaux.

M. Takahashi a commencé par rendre visite à 400 fabricants de sauce soja dans tout le Japon. Sa proposition était simple. Il vendrait leurs sauces dans de jolies bouteilles de 100 ml à un public national en échange de l’accès à leurs produits. L’avantage des petites bouteilles est qu’elles permettent aux consommateurs de goûter différentes marques de sauce soja sans être obligés d’acheter une grande bouteille d’un produit qu’ils n’ont jamais essayé auparavant.

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Toutes les sauces soja de Shokunin Shoyu sont vendues en bouteilles de 100 ml.

M. Takahashi en propose aujourd’hui 120 sortes provenant de tout le Japon dans son magasin phare de Maebashi, à Gunma (à environ 75 minutes en train de Tokyo) ; dans le grand magasin Matsuya, à Ginza, Tokyo ; et dans sa boutique en ligne. Différents types de récipients de fermentation - cuves en bois, réservoirs en métal ou en plastique - sont utilisés pour la fabrication. Parmi ces trois types, les cuves en bois kioké représentent l’approche la plus authentique et la plus traditionnelle. Environ la moitié des sauces de soja distribuées par M. Takahashi sont fabriquées de cette manière.

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La fermentation en kioké est une méthode de production traditionnelle qui a plus de 400 ans d’histoire.

« Il y a cinquante ans, alors que la croissance économique du Japon atteignait des sommets, les fabricants de sauce soja qui abandonnaient les anciennes méthodes et recherchaient la mécanisation et le rendement étaient considérés comme les gagnants. Aujourd’hui, les consommateurs sont de plus en plus attirés par l’idée d’une sauce soja mûrie dans des cuves en bois. Ils la considèrent comme un produit haut de gamme, savoureux et exigeant des normes artisanales élevées, un peu comme le vin ou le whisky mûris en barrique », souligne M. Takahashi pour expliquer son attrait.

Et les consommateurs ont raison de penser ainsi. Le processus de fermentation de la sauce soja repose sur l’action des microbes contenus dans la moisissure koji, et les cuves en bois constituent l’habitat idéal pour leur multiplication. « Si vous observez le bois au microscope, vous verrez qu’il est plein de petits trous. C’est là que vivent les microbes », explique M. Takahashi. Comme des microbes différents prédominent dans les régions chaudes du sud ou froides du nord du Japon, la sauce soja brassée dans des cuves en bois offre toute une palette de saveurs et de caractéristiques individuelles provenant à chaque fois de son propre « écosystème ».

M. Takahashi a une théorie personnelle selon laquelle le caractère de la personne qui prépare la sauce soja influence le goût du produit final. Selon lui, plus un fabricant est sociable et décontracté, plus il admet de personnes dans la salle de brassage. Ces visiteurs apportent avec eux des microbes étrangers, ce qui déclenche une bataille darwinienne dans laquelle les microbes les plus forts triomphent, donnant une sauce soja au goût plus prononcé. Au contraire, les producteurs plus timides et nerveux ont tendance à nettoyer plus souvent et à admettre moins de visiteurs, ce qui signifie que les microbes prédominants sont plus doux et que la sauce soja a une saveur d’autant plus légère.

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De nombreux microbes vivent dans les murs et les plafonds de la salle de brassage, ainsi que dans les cuves en bois elles-mêmes. Ils jouent tous un rôle dans le développement de la saveur.

Contrairement à la sauce soja produite en masse, qui est affinée pendant trois à six mois, celle en cuve en bois prend généralement un à deux ans à fabriquer. Cette différence de durée s’explique par le fait que les producteurs artisanaux n’accélèrent pas le processus de fermentation en augmentant artificiellement la température, confiant plutôt cette tâche à la nature et aux saisons les plus chaudes de l’année.

Ce souci de durabilité est un autre des facteurs qui expliquent la popularité de la sauce soja produite dans des cuves en bois. Les cuves elles-mêmes sont fabriquées à partir de planches de bois reliées entre elles par des cerceaux de bambou tressés (sans colle ni douelles métalliques, qui se corroderaient rapidement). M. Takahashi compare souvent ces cuves au Horyuji, un temple en bois de Kyoto qui perdure depuis 1 300 ans, et qui a résisté aux tremblements de terre, contrairement à bien d’autres structures supposées solides.

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Réalisation d’une cuve en bois. Yamaroku Shoyu, un fabricant de sauce soja de la préfecture de Kagawa, fait revivre l’art perdu de la fabrication des cuves en bois.

À l’instar d’un temple de Kyoto, le magasin Shokunin Shoyu, situé au sous-sol du grand magasin Matsuya de Ginza, à Tokyo, s’est imposé ces dernières années comme un lieu de pèlerinage pour les touristes étrangers. « De plus en plus de visiteurs étrangers découvrent la vaste gamme de sauces soja disponibles et s’intéressent à celles mûries dans des cuves en bois. Ils apprécient de pouvoir comparer les différents types de sauces et de les associer à divers plats », explique M. Takahashi.

Le personnel bien formé du comptoir du magasin de Shokunin Shoyu à Matsuya peut vous guider à travers les 120 sortes de sauce soja et vous remettre des brochures utiles contenant des notes de dégustation et des suggestions de mariages avec des plats. M. Takahashi lui-même recommande les sushis et le sashimi en tant que mariage classique avec la sauce soja, et suggère de préparer des vinaigrettes à base de sauce soja, d’huile d’olive et de vinaigre dans un rapport de 1:1:1, ce qui est la façon la plus simple de comprendre la différence entre les six différentes types de base.

Et voici une autre bonne nouvelle. Tous ces plaisirs gourmands ne vous coûteront pas les yeux de la tête, chaque petite bouteille de sauce soja de Shokunin Shoyu étant vendue pour la modique somme de 500 ou 600 yens. « La sauce soja que je propose est deux à trois fois plus chère que celle produite en série mais je pense honnêtement que ce n’est pas cher payé », déclare M. Takahashi avec une totale confiance.

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M. Takahashi au milieu des cuves en bois d’une brasserie traditionnelle de sauce soja

Pour conclure l’entretien, M. Takahashi ne s’est pas fait prier pour nous parler de ses cinq sauces soja préférées, fabriquées dans des cuves en bois et provenant de tout le pays.

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ISHIMAGO HONTEN, Hyakuju (préfecture d’Akita)

« Même parmi les fabricants de sauce soja qui utilisent des cuves en bois, l’approche d’Ishimago est définitivement de la vieille école. Par exemple, ils font même venir du charbon de Hokkaido pour torréfier le blé de manière traditionnelle. C’est la seule brasserie de sauce soja qui procède ainsi. Le propriétaire est désireux de transmettre les anciennes méthodes à une nouvelle génération. La marque de sauce koikuchi d’Ishimago s’appelle Hyakuju. Elle n’est pas très répandue, mais elle est délicieuse et se marie avec tout. »

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YUGETA SHOYU, Yugeta Kioke Shikomi Shoyu (préfecture de Saitama)

« Yugeta Shoyu est ouvert au public sous le nom de Shoyu Okoku (« Royaume de la sauce soja »). Vous pouvez aller voir la sauce soja fermenter dans les cuves en bois. Vous pouvez également déguster des glaces à l’italienne aromatisées à la sauce soja et des œufs sur du riz (tamago kake gohan). Leur sauce koikuchi est excellente pour les débutants. La brasserie se trouve à Hidaka, dans la préfecture de Saitama, et il est donc relativement facile de s’y rendre depuis Tokyo. »

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NITTO JOZO, Shiro Tamari (préfecture d’Aichi)

« Nitto Brewing Corporation fabrique de la sauce soja blanche (shiro). Elle a la couleur d’un jeune whisky et ne fermente que pendant deux ou trois mois. Elle se marie bien avec les plats japonais comme le dashimaki tamago (omelette roulée), l’osuimono (bouillon clair et léger) et le poisson blanc. Afin d’obtenir la meilleure eau possible pour la fabrication de sa sauce soja, Nitto a transformé en usine une école primaire désaffectée dans le village de montagne de Toyota.»

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KATAGAMI SHOYU, Usukuchi Tennen Jozo Shoyu (préfecture de Nara)

« Katagami est l’un des rares fabricants de sauce soja à produire de la sauce usukuchi dans des cuves en bois. Ce n’est pas une tâche aisée. La fabrication de la sauce soja dans des cuves en bois est un processus lent, et plus le temps passe, plus la sauce devient foncée. Les chefs sont très exigeants quant à la couleur et à la translucidité de la sauce usukuchi. Katagami produit de nombreuses variantes, toutes très typées et immédiatement reconnaissables. C’est avec le poisson blanc que leur sauce usukuchi se marie le mieux. C’est un assaisonnement subtil qui met en valeur la saveur des aliments. »

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YAMAROKU SHOYU, Tsurubisho (préfecture de Kagawa)

« Yamaroku se trouve sur Shodoshima, une île qui abrite 20 fabricants de sauce soja. Leur marque Tsurubisho est une sauce soja refermentée qui met quatre ans à mûrir. Elle est épaisse et foncée et contient une profusion d’umami. Elle accompagne à merveille les steaks et les poissons à chair rouge. Le président de l’entreprise, Yasuo Yamamoto, organise des sessions de formation pour apprendre aux participants à fabriquer les grandes cuves en bois kioké. Ces cuves ont une durée de vie de 100 à 150 ans, mais les quelques milliers de celles que compte le Japon devront être remplacées d’ici une cinquantaine d’années. »

KIOKE SHOYU website: https://kioke.jp/

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