De Yamagata au reste du monde : passé, présent et avenir des coutumes alimentaires de Tsuruoka

La ville de Tsuruoka se trouve entre les montagnes et la mer au cœur de Shonai, un coin de la préfecture de Yamagata située dans la région du Tohoku au nord-est de l’Archipel. En 2014, les coutumes alimentaires de Tsuruoka se sont illustrées sur la scène internationale lorsque la ville est devenue la première municipalité japonaise à rejoindre le Réseau des villes créatives de l’UNESCO dans la catégorie « gastronomie ». Nous avons rencontré Masayuki Okuda, natif de Tsuruoka, patron et chef du restaurant Al ché-cciano, qui a joué un rôle essentiel dans la notoriété dont la ville a été gratifiée, afin de nous entretenir sur la façon dont la région a développé son identité culinaire ainsi que sur ce qu’elle peut apporter au reste du monde aujourd’hui.

Masayuki Okuda, patron et chef du restaurant Al ché-cciano à Tsuruoka

La culture culinaire de Tsuruoka s’articule autour de l’extrême diversité des ingrédients disponibles. « Tsuruoka dispose d’un patrimoine d’une soixantaine de légumes anciens », nous dit M. Okuda. « Nous avons aussi plein d’autres légumes et fruits naturels, tels que les kakis de Shonai ou les raisins cultivés dans des exploitations viticoles à flanc de colline. La mer au large des côtes abrite 140 espèces de poissons et fruits de mer, notamment des huîtres, des saumons et des perches de mer, et on trouve également de nombreuses marques locales de viande, par exemple le mouton Haguro Men’yo ou le porc de Shonai. »

Yamagata produit plus de cerises que n’importe quelle autre préfecture et les nombreuses cerisaies de Tsuruoka y sont pour quelque chose.

Le saumon masu est le poisson officiel de la préfecture de Yamagata et c’est à la saison où fleurissent les cerisiers qu’il est le plus délicieux.

La région de Shonai est habituellement confortable et tempérée, avec des zones climatiques distinctes au niveau de la mer, des montagnes et du bassin. Le troc entre les habitants a fait perdurer la circulation de divers produits entre différentes zones et des facteurs historiques ont contribué à la préservation de cette diversité, même après que les autres régions du nord du Japon se sont davantage consacrées à leur production agricole dans le but de fournir du riz aux régions plus peuplées du sud du pays.

« Le domaine de Shonai a soutenu le shogunat d’Edo jusqu’à l’effondrement du régime en 1868 », explique M. Okuda. « Ce qui n’a pas attiré à la région les faveurs du gouvernement de Meiji qui a suivi. » Mais être relativement tenu à l’écart de la modernisation générale a également donné à la région une raison de préserver et de perfectionner ses traditions culinaires locales.

La position géographique de Tsuruoka, à proximité de Dewa Sanzan, les trois monts de Dewa, est aussi ce qui a forgé son histoire. Ces montagnes sont un lieu sacré pour la pratique du shugendo, une forme d’ascétisme dans les montagnes, et les pèlerins qui se rendaient dans les montagnes s’arrêtaient à Tsuruoka pour la nourriture et l’hébergement. Les restrictions alimentaires liées aux rituels ont façonné la tradition locale de cuisine shojin ryori (des plats végétariens basés sur des recettes de temples bouddhistes), pendant que les réalités pratiques de l’ascension des montagnes ont stimulé l’innovation en matière de denrées alimentaires pouvant être transportées et conservées, y compris avec environ 200 variétés de plantes de montagne. De manière probablement inattendue, les pèlerins ont également contribué directement aux coutumes culinaires de Tsuruoka.

« Avoir de l’argent sur eux lors des pèlerinages aurait fait des pèlerins des cibles pour les bandits, c’est pourquoi ils transportaient des graines pour faire du troc à la place », précise M. Okuda. Les végétaux sont adaptés au climat local et un grand nombre de cultures introduites à Tsuruoka à partir de graines ne sont plus cultivées nulle part ailleurs, faisant de la ville un répertoire vraiment unique de légumes anciens.

« Par exemple, les fèves dadachamame, qui descendent des edamame, ont probablement été initialement apportées depuis Niigata et leurs poils sont noirs au lieu d’être blancs. Elles ont été cultivées à Tsuruoka pour la première fois vers la fin du XIXe siècle et leur concentration plutôt élevée en sucre et en acides aminés riches en umami les rend si délicieuses qu’elles ont gagné en popularité dans l’ensemble du Japon. »

Fèves dadachamame. Bien que ressemblant aux edamame, elles ont une indentation bien distincte, des poils noirs et bénéficient d’une proportion plus élevée de cosses contenant deux fèves.

D’autres légumes de Tsuruoka sont originaires de la région. L’atsumi kabu, une sorte de navet rouge, par exemple, y est cultivé dans les montagnes depuis des siècles.

« Il n’est pas vraiment possible d’exploiter des champs de cultures dans les montagnes de Shonai, c’est pourquoi les habitants de la région ont traditionnellement eu recours à l’agriculture sur brûlis », nous raconte M. Okuda. « Les graines de navets atsumi kabu sont plantées quand les sols sont encore tièdes et l’enveloppe des graines se fend avant que de mauvaises herbes ne puissent pousser. Il n’y a donc pas besoin d’utiliser de substances agrochimiques. Ils sont riches en calcium et étaient si appréciés par le passé que le shogunat en acceptait à la place du riz en guise de paiement d’impôt. »

Les navets atsumi kabu, cultivés par le biais de la technique de brûlis, sont fermes et croustillant avec un léger goût sucré.

Cela étant, Tsuruoka s’est également fait une place dans le monde du riz ces dernières années avec sa marque locale de riz Tsuyahime, qui est uniquement cultivé par des producteurs certifiés par la préfecture de Yamagata pour leurs compétences avancées en matière d’amélioration des sols et d’autres domaines. La popularité du riz Tsuyahime a grimpé en flèche après que le chef Yoshihiro Murata a avoué en utiliser dans son restaurant étoilé au guide Michelin Kikunoi Honten, qui propose de la cuisine japonaise. « C’est un riz plus léger, très facile à digérer », nous partage M. Okuda. « Cela le rend particulièrement approprié pour les repas modernes. J’ai cru comprendre qu’il s’agissait de la variété de riz la plus populaire dans le grand magasin Mitsukoshi de Ginza. »

Le riz Tsuyahime, uniquement cultivé par des producteurs certifiés par la préfecture de Yamagata pour leurs compétences avancées en matière d’amélioration des sols et d’autres domaines, connaît un important gain de popularité.

M. Okuda est extrêmement loyal à Tsuruoka, qui a soutenu sa famille au cours de périodes difficiles par le passé, et a toujours été convaincu que les coutumes alimentaires y sont spéciales. Mais le rôle qu’il a joué dans l’accession de la ville au rang de municipalité reconnue par l’UNESCO n’est pas quelque chose qu’il avait prévu au début de sa carrière. Comme il nous le raconte, c’est en fait le résultat naturel de sa volonté d’améliorer son art en tant que chef.

« J’ai été formé à la cuisine française et me suis retrouvé à la tête de la cuisine d’un hôtel à 26 ans », nous confie-t-il. « À cette époque, la cuisine française était synonyme de sauce, mais les légumes de Shonai sont connus pour leurs riches arômes et leur fraîcheur. Les recouvrir de sauce revenait à dissimuler ces deux qualités. Je voulais laisser mes ingrédients s’exprimer, et la cuisine italienne m’a alors procuré la liberté dont j’avais besoin. »

Aujourd’hui, le restaurant Al ché-cciano de M. Okuda propose plus de trois douzaines de plats phares qui mettent en valeur les saveurs de Tsuruoka. « Par exemple, nous avons une combinaison de crabe et crevettes en friture servis sur un plateau de fèves dadachamame. Ces fèves disposant d’un arôme proche de celui du crabe et de la crevette, les manger ensemble donnent naissance à une savoureuse synergie. »

Le plat « Ebi bakka tabennadeba » (ce qui signifie « Ne mangez pas que les crevettes ! ») associe fèves dadachamame et crevettes.

On peut également déguster à Al ché-cciano un plat de navets Fujisawa kabu (une variété proche de l’atsumi kabu) et de porc de Shonai arrangés de manière à ressembler à un champ d’agriculture sur brûlis, ainsi qu’une variante du tournedos Rossini, dans laquelle des dadachamame cuites sont utilisées pour simuler l’arôme du foie gras et ainsi créer un plat plus léger et moins calorique.

Du mouton Haguro Men’yo de la région figure aussi à la carte du restaurant et M. Okuda est fier d’avoir été l’un des premiers à avoir adopté cette viande. « C’est la plus délicieuse viande de mouton du Japon », affirme-t-il. « La première fois que j’en ai mangé, j’en ai eu des frissons. » Les moutons Haguro Men’yo sont nourris de cosses de dadachamame riches en isoflavone, donnant une apparence dodue aussi bien aux mâles qu’aux femelles, sans que leur viande n’ait de fort arrière-goût.

Un champ de brûlis représenté par des navets Fujisawa kabu et du porc de Shonai disposés sur une assiette.

Les moutons Haguro Men’yo donnent la viande que M. Okuda utilise pour ses plats, par exemple en association avec de la courge spaghetti (ito kabocha).

Contrairement à certains de ses confrères, M. Okuda ne conçoit pas la cuisine comme un moyen d’expression personnelle, mais plutôt comme une chance de raconter des histoires.

« J’ai discuté avec toutes sortes d’experts et professeurs en agriculture qui sont venus manger dans mon restaurant au fil des ans. Ils m’ont tous confié que Tsuruoka occupait une place spéciale du point de vue de leur domaine de spécialité, mais aucun d’entre eux n’a relié les points pour présenter une théorie unifiée des coutumes alimentaires de Tsuruoka auparavant », nous explique M. Okuda. Ses efforts ont finalement permis à la municipalité d’être reconnue par l’UNESCO, et aujourd’hui les habitants de Tsuruoka sont extrêmement fiers de la riche diversité d’expériences gastronomiques que leur ville a à offrir en tant que destination populaire auprès des touristes étrangers qui viennent à Yamagata.

M. Okuda est toujours en première ligne de la culture culinaire de la ville. Il a ouvert une école pour former une nouvelle génération de cuisiniers et réalise des échanges culturels avec d’autres villes créatives de l’UNESCO de la catégorie « gastronomie ». « Nous avons reçu des personnes de Parme et avons organisé un festival du jambon cru avec eux », se remémore M. Okuda. « Après cet évènement, nous avons nous aussi commencé à fabriquer du jambon cru à Tsuruoka ! »

M. Okuda organise des circuits gastronomiques pour mettre en valeur la culture culinaire de Tsuruoka, par exemple en invitant les participants à observer des moutons Haguro Men’yo.

Les coutumes culinaires de Tsuruoka sont fondées sur l’ouverture d’esprit et la capacité d’adaptation, incorporant des ingrédients et des idées de tous horizons de manière à enrichir celles qui existent déjà plutôt qu’à les remplacer. Grâce à l’attention internationale dont jouit la ville aujourd’hui, les possibilités de ravir les gourmands de façon innovante et inattendue sont plus variées que jamais.

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