Koshu : la renaissance du saké vieilli
Entrez dans n’importe quel restaurant japonais ou izakaya, et vous ne manquerez pas d’y découvrir une rangée de grandes bouteilles, chacune ornée d’une imposante étiquette décorée de spectaculaires caractères japonais. Le saké est l’accompagnement le plus traditionnel lors d’un repas de cuisine japonaise, chaque gorgée apportant de nouvelles dimensions aux plats et rehaussant leurs saveurs riches en umami.
Du saké est brassé au Japon depuis au moins le IIIe siècle : il consiste en un mélange d’eau, de riz et de koji, un type de moisissure bénéfique contenant des enzymes qui décomposent l’amidon du riz en sucre pour lui permettre de fermenter. Si ces ingrédients peuvent sembler simples, chacune des plus de 1 100 brasseries qui existent au Japon possède ses propres techniques, secrets et habitudes qui donnent lieu à une diversité époustouflante de sakés.
De nos jours, la plupart des sakés entrent dans la catégorie des shinshu (sakés nouveaux), la boisson fermentée qu’ils constituent étant pressée, mise en bouteille et expédiée en étant encore fraîche ou en ayant subi une maturation minimale. Cependant, inspirées par la popularité que connaissent le vin et le whisky, un certain nombre de brasseries portent leur attention sur le koshu, un saké plus mûr.
Bien que beaucoup de Japonais ne connaissent pas cette variété vieillie et plus rare d’alcool brassé, le koshu n’est pas un concept nouveau. Yasuhiro Nishiyama, membre de l’association TOKISAKE, qui se consacre à la promotion des sakés vieillis, explique que jusqu’à la fin de l’époque d’Edo (1603-1867), les sakés affinés avec soin étaient des mets très prisés. La prévalence actuelle des sakés n’ayant vieilli que peu de temps est due à une modification de la législation fiscale intervenue par la suite, au cours de l’ère Meiji (1868-1912). Cela faisait de cette boisson un produit taxable dès qu’elle était pressée (plutôt qu’uniquement après son expédition). Par ailleurs, le risque que le saké se détériore ou perde du volume décourageait les brasseries de conserver en réserve une partie de leur saké afin de le faire vieillir.
Les huit brasseries qui font partie de l’association TOKISAKE disposent toutes de leurs propres méthodes uniques de maturation des brassins, acquises au fil d’essais et d’erreurs au cours des décennies pendant lesquelles le saké vieilli était tombé en désuétude. Par exemple, la brasserie Masuda de Kyoto privilégie l’utilisation d’anciens pots en céramique traditionnels pour le processus de maturation, tandis que les brasseurs de Kokuryu, dans la préfecture de Fukui, préfèrent conserver leur saké à très basse température, tout comme la brasserie Nagai, dans la préfecture de Gunma, où le saké est vieilli pendant 10 ans à une température de -2 °C. Au contraire, le personnel de Kidoizumi, une brasserie de la préfecture de Chiba, favorise les températures côtières plus élevées de la région pour développer la saveur de ses sakés.
C’est toutefois la brasserie Shimazaki, dans la préfecture de Tochigi, dont le processus de vieillissement est peut-être le plus spectaculaire. Cette brasserie, fondée en 1849 par la famille Shimazaki, et dont Kenichi Shimazaki, actuel propriétaire sixième du nom, fait vieillir son saké depuis 1970 à l’aide d’une méthode tout à fait unique dans le secteur de brassage du saké.
C’est le père de Kenichi qui a instauré cette tradition en faisant maturer une cuve par an de sakés ginjo et daiginjo, les variétés les plus raffinées que la brasserie propose, fabriquées à partir de la partie la plus interne des grains de riz. Bien que cela était fait à l’intérieur même de la brasserie dans un premier temps, la place est rapidement venue à manquer et il a fallu rechercher d’autres solutions de stockage au début des années 2000. Son père s’est alors souvenu d’un réseau de grottes creusées pendant la Seconde Guerre mondiale dans des montagnes à proximité afin de construire des tanks, et qui depuis étaient restées vides. Après quelques demandes accueillies par des regards surpris, la brasserie a loué ces grottes, dont le complexe formé de 600 mètres de tunnels sombres et frais abrite désormais les bouteilles entreposées pour la maturation.
Kenichi dispose adroitement devant nous une rangée de trois échantillons d’Uroko, des grands crus de saké vieilli, alors que nous nous asseyons pour déguster le fruit de son travail. Le koshu d’un an, encore jeune, est clair et offre un goût de riz délicatement sucré légèrement arrondi par le vieillissement. Une gorgée du grand cru de trois ans, plus mûr, révèle à quel point la saveur peut s’épanouir et présente des arômes de raisins secs et de cognac, accompagnés d’un fini moelleux en bouche. Le koshu de dix ans, quant à lui, dispose d’une teinte nettement plus dorée, due à la prolifération des acides aminés favorisée par le processus de vieillissement. Bien qu’il s’agisse encore clairement de saké, sa saveur pleinement arrondie présente des notes qui rappellent le whisky, entrecoupées de touches agréables de banane et de chocolat.
Quel est le secret pour donner naissance à des arômes si raffinés ? Kenichi nous répond en souriant : « Pour plaisanter, nous disons que la "magie des grottes" est notre ingrédient secret. Outre l’obscurité qu’elles offrent, la température dans ces grottes fluctue légèrement entre 5 et 15 °C tout au long de l’année, ce qui permet au saké de circuler très lentement dans les bouteilles et de vieillir de manière constante. »
Lorsqu’on l’interroge au sujet des accords de mets et sakés avec ses grands crus, il déclare sur un ton amusé : « Si vous êtes d’humeur pour un repas raffiné, l’anguille grillée à la japonaise est un excellent choix, car notre saké vieilli s’accorde à la perfection avec l’intense goût savoureusement fumé de ce plat. Mais personnellement, j’adore en boire en dégustant des raviolis chinois au porc ! »
En raison de leur rareté et des délais beaucoup plus longs qu’ils impliquent, fabriquer des koshu relève davantage de l’art que de la science. Les brasseries de l’association TOKISAKE commencent tout juste à collecter des données car, selon l’Institut national de recherche sur le brassage (NRIB), il n’existe pas de consensus qui explique exactement comment (et pourquoi) leurs différents processus de vieillissement agissent. « Il n’y a pas de manuel. Nous nous fions à notre expérience et à la représentation mentale que nous nous faisons du saké que nous allons probablement obtenir », explique Kenichi. « Parfois, le résultat est complètement différent de ce que nous avions envisagé, mais ce n’est pas forcément une mauvaise chose ! »
Ces différences peuvent également constituer un défi lorsqu’il est nécessaire de catégoriser et d’expliquer ces boissons à un public peu familier avec le concept. Pour simplifier les choses, l’association TOKISAKE a défini quelques catégories de base. Les sakés qui ont vieilli pendant cinq ans ou moins sont considérés comme « affinés », tandis que ceux au processus de vieillissement plus long entrent dans la catégorie des sakés « vieillis ». L’appellation koshu désigne des sakés qui ont été laissés à vieillir de manière plus naturelle à une température d’au moins 11 °C, tandis que le terme technique jukuseishu indique qu’il s’agit de sakés vieillis dans un environnement contrôlé d’une température inférieure ou égale à 10 °C.
Pour faire découvrir au reste du monde cette tradition du saké injustement oubliée, des brasseries ont collaboré avec des chefs de renommée internationale à l’élaboration de menus d’accords mets et sakés, prouvant que les koshu peuvent non seulement rehausser les saveurs des plats japonais, mais aussi se marier à merveille avec les cuisines française, italienne et d’autres pays, dans lesquels l’art du vieillissement des boissons alcoolisées est déjà grandement apprécié.
Au cours d’un événement culinaire récemment organisé, des plats d’inspiration italienne du chef Masayuki Okuda, propriétaire des restaurants Al ché-cciano dans la préfecture de Yamagata et San-Dan-Delo à Tokyo, ont été associés à des sakés vieillis de la brasserie Shimazaki et de la brasserie Dewazakura de la préfecture de Yamagata. À d’autres occasions, on a également pu voir de la cuisine chinoise haut de gamme être accordée avec du saké vieilli fabriqué à partir de riz bio de la brasserie Tenju de la préfecture d’Akita, ou les créations de la brasserie Nanbu Bijin de la préfecture d’Iwate (connue pour avoir conçu le premier saké certifié végan au monde) compléter avec brio les fortes saveurs de la cuisine basque.
S’il reste encore beaucoup à découvrir au sujet du koshu, il y a un point sur lequel toutes les brasseries s’accordent. « Nous souhaitons tous faire connaître et apprécier les saveurs complexes du saké vieilli, ainsi que l’histoire, la qualité et les savoir-faire qu’implique sa fabrication, à davantage de personnes de par le monde », précise M. Nishiyama. « Certains Japonais ont des idées préconçues sur ce qu’est le koshu, mais nous pensons que dans d’autres pays, où le vieillissement du vin et du whisky est considéré comme un élément essentiel du processus de fabrication, les gens pourront saisir la valeur de ces sakés vieillis. »
ASSOCIATION TOKISAKE
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